Sauvage :
adj. XIIe ; bas lat. salvaticus, altér.
Lat class. Silvaticus, de silva « forêt ».
2021
Collection Des Poètes
Chaman ébloui
Révélation du grand festin nocturne
Le fou des bois
Marc Nagels
Marc Nagels, fondateur des éditions Terres du Couchant, vit au milieu des arbres.
En tant qu’auteur, il a signé ou participé à une vingtaine d’ouvrages dont
Arbres et forêts de Bretagne, aux éditions Ouest-France.
Nous marchons. Cela commence comme ça.
Nous marchons.
La sensation d’un sentier ultime qui, sous nos pas improvisés, se dénoue dans un au-delà de frontières et d’oublis, sous le couvert des frondaisons, dans le lacis des jours.
Nous marchons.
Sauvages
Nous avons marché, c’était le voyage d’un peuple d’ombres.
Un voyage sans terme.
Nos pas sans épaisseur jamais ne s’arriment.
Nous avons traversé neuf mers —
c’était à la fontaine de tous les vents.
Nous avons traversé neuf terres —
nos vergues ont connu l’offense de la pierre.
Que d’ombres tristes caressant les sables secs !
...
Il y eut l’été d’une chaleur sans égal
À l’étrave de nos pas,
Les herbes aiguisées, les ronces indociles.
À l’étrave de nos pas,
Le poivre des griffures sous la sueur amère,
Une aigrette au bout des cils, l’haleine fauchée.
Et l’épave de nos ombres.
Marc Nagels a choisi les forêts pour vivre, de vivre les forêts, il les chante, les compose (créations sonores), les parcourt, il nous initie à partir à leur rencontre, il nous invite à les aimer, les comprendre, à porter nos regards sur elles. Sauvages est un apprentissage de la forêt, une invitation à s'aventurer au-delà des lisières, à entrer dans ses profondeurs, nous marchons dans ces sous-bois que l'auteur trace, animé d'une grande passion au vocabulaire exact. Le champ lexical de la silva (sauvage du latin silvaticus qui signifie « de la forêt ») se déploie devant nous comme un sentier, une traversée, creusé de lunaison en lunaison, un vrai chant d'amour à tous les battements qui habitent et peuplent cet espace, la forêt devient femme, le long velours des forêts, elle mue d'un corps à l'autre. Sauvages est un apprentissage du regard par les mots, une invitation à se glisser à nouveau dans la forêt dont nous sommes sortis. Marc Nagels remet dans nos bouches les mots précis, initiaux et primaires de la faune et de la flore, puis sous nos yeux leur donne vie, ainsi ce long bal initiatique est comme le théâtre initial de nos racines dont le songe nous emporte chaque nuit.
- poèmes -
Fait main, exemplaires numérotés, reliure à la "Chinoise", fil en pur chanvre. Couverture et feuilles qualité papier Vergé.
hauteur 21 cm, largeur 15 cm
68 pages
ISBN 979-10-96199-32-7
15,00 €
Prix final, frais de port offerts dans certains pays3
Frais de port offerts dans les pays suivants: France Autres pays Réduire
Extraits de l'Etude du recueil de Marc Nagels, Sauvages par Yves Fravalo, professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes. Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.
Sauvages de Marc Nagels
ou le rêve d'un verbe végétal
Le recueil de poèmes, publié par Marc Nagels aux éditions « Phloème » sous le titre Sauvages, peut apparaître, à qui a lu du même auteur Arbres et forêts de Bretagne, comme un surgeon naturel et presque nécessaire du livre précédent. Taillé dans le double tissu du savoir et des songes, ce dernier ouvrage, qui menait comme le soulignait la quatrième de couverture « de la botanique à la légende, de l'histoire au folklore, des sciences à l'ésotérisme, de l'économie à la littérature » […] imposait à travers « la découverte » qu'il proposait « des essences et des principaux massifs forestiers de Bretagne […] une pleine immersion dans la profondeur des bois et le mystère de la vie des arbres[1]. » La parenté tonale et thématique des préludes qui ouvrent respectivement chacun des deux volumes donne immédiatement à sentir l'unité d'inspiration qui les anime en profondeur l'un et l'autre. Des deux côtés, l'écriture, à l'instant même où elle se met en mouvement, célèbre l'en-marche qui fonde l'accès à l'espace de la forêt, engage la plongée dans ses ténèbres, permet la pénétration de ses mystères, accompagne, dans le climat d'une aube rimbaldienne, la levée de tous ses enchantements.
« Lorsqu'on entre en forêt […] toutes frontières perdent leur netteté. » Ce qui s'ouvre, c'est « un autre monde […] L'Autre Monde », selon ce que suggèrent, est-il rappelé, les légendes celtiques.[2]
« Nous marchons. Cela commence comme ça. Nous marchons. La sensation d'un sentier ultime qui, sous nos pas improvisés se dénoue dans un au-delà de frontières et d'oublis… […] Nous marchons, c'est déjà l'ailleurs, c'est déjà la marge… »[3]
On ne surprend pas, dans ces fragments de l'un et l'autre livre, des échos de hasard, on est face à la reprise de quelques notes majeures et fondamentales ; ce que les mots dessinent dans ces quelques lignes, c'est un geste qui fonde chez l'écrivain, chez le poète, une façon d'être au monde, un geste sur lequel le lecteur est invité à se régler pour participer lui-même à l'initiation qu'il engage.
L'épopée de la marche
Par la reprise du verbe que nous observons dans le prélude un leitmotiv est lancé, qui impose la scansion d'un rythme et vient nourrir une musique : sésame qui ouvre un monde, pivot d'une écriture, comme on l'observe dès les premiers poèmes où le glissement du présent (« Nous marchons ») au parfait (« Nous avons marché, c'était le voyage d'un peuple d'ombres ») entraîne un basculement qui projette le discours sur le plan de la chronique épique. La parole qui se donne à entendre semble dès lors en prise sur la mémoire d'un temps sans date et sans histoire, le temps d'une immersion dans la forêt sans âge, vécue par un sujet qui n'émerge que progressivement, et sans jamais perdre son anonymat, d'une humanité, semble-t-il, millénaire. Et ce « je » n'est que le support d'une expérience qui ne peut s'approcher que par éclairs, qui ne peut se dire que par éclats. C'est de ces fragments, distribués sur le blanc de la page comme des vers ou groupés en alinéas plus substantiels mais toujours assez brefs, à l'allure de versets, que sont faits les poèmes.
Formé de trois sections successivement intitulées : « Chaman ébloui » (p. 7-28 : dix poèmes) ; « Révélation du grand festin nocturne » (p. 21-38 : seize poèmes) ; « Le fou des bois » (p. 41-59 : dix-sept poèmes), l'ensemble peut être lu comme une anabase doublée d'une véritable catabase orphique : aventure d'une quête et d'une conquête menant, à partir d'une plongée dans le monde végétal, vers les hauteurs d'une révélation quasi mystique quoique constamment gainée dans l'épaisseur du sensible ; conquête qu'accompagnent, pour en permettre l'accomplissement spirituel, l'émergence de la parole, l'accès à l'écriture, l'avènement du chant.
Le surgissement du féminin
Le temps initial de l'aventure est celui d'une errance et d'un manque, celui où s'éprouve, selon les mots mêmes du poème d'ouverture, « l'entrave des écorces », celui où monte comme un tourment le désir qui explose dans le cri rimbaldien : « Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! ». Un désir porté à travers le remuement et les ténèbres d'une mer végétale dans un voyage dont le sans fin temporel et spatial se dit en des mots qui empruntent au langage des vieux mythes : « Nous avons traversé neuf mers […] Nous avons traversé neuf terres… » et en des images nées d'une constante tension entre les signes de l'opaque et du transparent, du funèbre et du solaire, de l'élan vital et du figement :
« C'était le voyage d'un peuple d'ombres » / « Que d'ombres tristes caressant les sables secs » / « Vies solaires figées dans l'ambre d'un seul jour »… (10)
Temps de la quête, de l'attente et de la promesse, obscurément tendues vers leur pôle aimanté, un pôle dont l'apparition lumineuse marque l'instant d'une sorte de naissance :
« C'était, alors, à peu près sur les rives de notre existence – les semelles aimantées au fil d'un sentier tamisé.
J'ai vu dans ses yeux briller la suffisance d'un vol d'abeilles – un nuage de pollen et de dards. Un monde de silences bourdonnant sur le vide lancinant de nos pas.
Nous avons marché sous l'haleine des arbres.
[…] Son corps était d'ambre… (11)
Puis, c'est le rite de l'accueil et du don,
« Nous avons marché,
J'ai reçu le bouquet délicat de ses doigts froissant l'herbe des songes,
Et ce regard d'ambre et d'ancolie…
[…] Nous avons marché…
Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique… » (12)
lequel vient ouvrir comme l'accès à une même et unique pulsation :
« J'ai vécu l'étroit instant de son sang. Un battement d'ailes.
L'air oscille dans le prolongement des paupières…
[…] Vivre l'étroit instant de son sang. Un son de tambour ancré dans le sol profond et tout ce froissement d'ailes comme l'épais frôlement d'un flot de fougères. » (13)
C'est alors le temps d'une saison solaire,
« Il y eut l'été d'une chaleur sans égal
À l'étrave de nos pas,
Les herbes aiguisées, les ombres indociles.
À l'étrave de nos pas,
Le poivre des griffures sous la sueur amère…
Comme un soleil accouplé,
Les mouches, l'orgie bruyante de leur métal vert.
Sur les sentiers éblouis,
Des fleurs de chèvrefeuille… » (14)
saison couronnée par une sorte d'assomption nocturne, dans un envol qui semble céder aux facilités de la chute ; assomption d'abord rêvée au futur,
« En adultes caducs, à l'appel de la lune, nous nous laisserons glisser vers le ciel, de la branche à la branche.
Humectant nos lèvres aux colonnes de brume, fouillant de nos yeux les traverses d'étoiles brèves,
Nous irons cueillir le songe au nid, jusqu'aux heures de glace, dans les plis de l'aube. » (15)
puis, évoquée au passé, mais placée sous une clarté dont le pouvoir transfigurant garde son efficace
« J'ai pu suivre dans ses yeux les phases de la nuit.
Ce croissant de regard, tête inclinée…
[…]
Ce regard,
Au bord duquel parfois luit une étoile triste.
Dans le prolongement de ses doigts, une plume éblouie refait le nid de ses paroles.
Que sa gorge s'éclaire
Et, sur chaque lèvre du temps, s'ouvrent les nuits de rondeurs lumineuses. » (16)
ou située dans ce hors-temps qui réclame l'approche exclamative de l'énoncé nominal :
« Vies lunaires
Égarées dans l'obscur repliement de l'être. » (17)
C'est enfin la célébration d'une sorte d'osmose cosmique :
« Nous avons renversé nos têtes en arrière – c'était à la cime de pins ombrageux,
Il y avait sur nos fronts le reflet d'un ciel de lacs et d'îles… » (18)
Quel est, ici, le ferment du désir ? Quel est l'être solaire et végétal qui fait monter, avec le même élan de poème en poème, ce chant d'ardeur, ce chant d'extase et de douceur ? Est-ce la forêt devenue femme ? Est-ce une femme fondue à la forêt ?
Sur une sorte de scène shakespearienne
Le mystère est entier au moment où, passant de la première section du recueil à la seconde, on quitte un espace de lumière pour pénétrer au plus profond de l'univers chthonien :
« Nous voici dans l'intime de la terre. » (29)
Cette descente et la grande initiation à laquelle elle donne lieu ont pour condition et pour prix une ascèse dont les règles non écrites et les étapes de hasard sont suggérées dans la seconde partie de cette section (p. 32 et sq.) à travers les bribes d'un inventaire épars.
« J'ai quitté l'urne des délices » (32)
Cette formule, où le lecteur peut entendre comme un écho de la parole des tragédiennes d'Amers tendues vers la mer novatrice et son souffle d'ailleurs dans un mouvement qui les arrache à l'étable du bonheur », semble dire à elle seule ce que l'aventure engagée implique comme renoncement et comme arrachement. Et c'est, autour d'elle, la scansion des verbes esquissant une déclinaison des gestes et des opérations mentales - désertion, rupture, oubli, indifférence…-, imposées par le parcours anagogique suivi par le héros : « J'ai pu déserter » ; « J'oublierai » ; « Je n'avais pas souci de ma pitance… ». Épreuve lourde de sacrifices, mais soutenue par une visée pleinement consciente : « J'ai voulu cette âme à nitescence lunaire. Eau vive et boisson lumineuse » (34). « Je portais le soleil en moi », précise un peu plus haut le poète pour dire l'ardeur déjà transfiguratrice qui accompagne sa marche vers une sorte d'au-delà des communes apparences.
L'espace ainsi traversé a du reste, comme celui de l'aventure dantesque, sa géographie ténébreuse, ses horizons funèbres et son centre glacé :
« Nous avons connu de longues heures sombres et rampantes… » (30)
« L'horizon appose le cercle d'un sol de brumes. La pluie boit les formes et la frêle suite des bruits. » (31)
« Ici le froid nous fit fléchir.
Lumière pâle et fibreuse, nervations enfiévrées, le ciel renversé transsude comme une peau de lune.
Cercles glacés des cycles achevés. » (28)
mais cet espace ne se trouve pas recouvert, lui, par une sorte d'empyrée où règnerait la source ordonnatrice de ses équilibres et de ses mouvements. Aux accents de ferveur – rarement défaits de toute ambiguïté,
« J'ai brûlé des extases dans des creusets de chélidoine, épiant dans les vins orangés la source des vies sommeillantes. » (33)
succèdent les signes d'une franche désinvolture au diapason de la fête fantasque réglée par un Trimalcion qui aurait installé ses hôtes dans un ciel d'apocalypse :
« Au festin des ombres, une nuit où j'avais bien dîné d'un ciel luttant de tout son sang, j'ai vu, sur les ruines lunaires, l'oiseau mort et j'ai accroché mon corps sombre au clou d'une étoile. » (38)
Notation qui vient clore un développement où triomphe une inspiration dionysiaque et où le funèbre, le sordide, le macabre, comme dans les grandes scènes à la fois tragiques et burlesques d'un drame shakespearien, passent dans un discours secoué par le rire et la dérision ; initiation, on le voit, qui affiche avec insistance sa forte dimension régressive :
« En forêt, il faut apprendre à rire de ce rire qui se souvient des bêtes.
Les plus informes, les plus agiles, celles qui dissimulent leurs anneaux dans les chairs défuntes du sol.
Et de ce rire de feuilles froissées en saccades, comme le vol bas et houleux des âmes torses. »
Et c'est ensuite, comme dans un poème de Baudelaire chargé du souvenir d'Hamlet, cette séquence d'un sabbat diurne et forestier :
« Il y eut, à l'été d'une chaleur charnelle,
sur ces sentiers frémissants comme une charogne avivée par les vers,
des mots entrechoqués de hoquets, un congrès de cuisses et de rires, un débat déraciné »(25)
La vision se poursuit ailleurs, dans un registre plus souterrain :
« C'est qu'ici, les morts, sans mot dire, sucent des racines nourricières.
C'est qu'ici, s'accrochant au sein de leur terre, leurs ongles se brisent et leurs incisives noircissent. » (28)
Ce n'est pas toutefois à une méditation sur le vanitas vanitatum que le lecteur est ici convié, mais bien, comme le proclame le titre de cette section, au spectacle du Grand festin nocturne et aux secrets qui règlent le cycle naturel de la vie et de la mort. « L'arbre mange de l'arbre », rappelle le poème d'ouverture ; « il fouille dans le ciel sombre le parfum des cycles antérieurs, le corps de nos aïeux nimbés de mousses défuntes. » (23)
Vision qui ne saurait laisser indemne le visionnaire conscient de se trouver pris lui-même dans les opérations occultes de la chimie digestive de la vie :
« Nos osselets se mêlent à la maille fossiles des feuilles… » (29)
« Et je m'en vais, le crâne crevé par une pensée unique – ô, fiel de lune ! -, la coquille cassée de tous les songes. » (34)
Et il est bien possible que ce soit une autre image de l'initié qui vienne clore l'évocation hallucinée du versant destructeur des forces à l'œuvre dans le cosmos tout entier :
[…] Sur toute forme, scintille le brouillard des semences mortes.
À l'horizon, là où le soleil infecte la terre, le ciel lutte de tout son sang.
Insecte de labeur, le suceur de vent se recroqueville en ses songes crevés. » (37)
Mais jamais, au sein même des plus sinistres scènes de sabbat, on n'oublie de quelle splendeur ce théâtre d'angoisse et d'agonie demeure l'envers nécessaire. Et c'est la fonction peut-être du jeu de surimpression saisissant construit par ces versets antithétiques du poème d'ouverture que d'éveiller le lecteur à la conscience de l'ambivalence des choses :
« Et les groins crépitent dans la feuillée, mastiquant des cocons de forêts ébauchées, puis retournent dans leur fange et grommellent sous une vérole de bulles et de lentilles. »
« Et la biche déroule le long velours des forêts. » (23)
Visage de grâce et de douceur d'un monde où la vie végétale et la vie animale confondent leur magie, échangent et mêlent leurs forces d'enchantement selon ce que suggère le jeu même des variantes :
« Et la biche court comme un velours de forêt, » (27)
« et la sève érige l'arbre… », poursuit le même poème, soucieux de donner à sentir combien se trouvent appariées la fuite insaisissable de la biche et la montée secrète de la sève : dans le tissu visible de la sylve ou dans le non visible de l'épaisseur sensible, le même déploiement de la beauté, le même élan, le même chant triomphant de la vie.
« L'arbre mange de l'arbre et ne meurt pas. » (24)
« Le temps n'est rien qu'un peu d'herbe tendre. » (23)
Vision dédramatisante du temps dont le passage nourrit la vie à travers le cycle célébré par l'ensemble de la section. Peu importe dès lors l'effacement des sentiers sur lesquels s'engage sans retour le peuple des errants :
« Le temps est une herbe tendre qui efface les sentiers »,
disait un des premiers poèmes du recueil (12). Voilà oublié désormais le poids de l'irréversible, prêt à surgir à nouveau peut-être seulement aux moments où le regard adopte une toute autre échelle que celle du destin humain ; mais le sentiment du tragique, qu'on peut voir affleurer dans les images de catastrophe cosmique, semble tenu à distance par les accents de bouffonnerie shakespearienne qu'on a déjà observés.
Accents dont ne se défait jamais vraiment la parole de celui qui se présente, selon le titre de la troisième section, comme Le fou des bois.
« Dans le balancement de tous les songes »
Le fou du roi, « Le fou d'Elsa », « Le fou des bois » : imaginons qu'il y ait là comme une filiation au sein de laquelle le titre d'Aragon pourrait jouer un rôle à la fois de trait d'union et de relais et constituer comme une clé dans une approche des effets polysémiques du sous-titre retenu par Marc Nagels pour la troisième section du recueil.
« Il faut aimer à démesure / Ce n'est pas assez que raison », proclame le chantre d'Elsa. On a compris que le sujet mis en scène dans les poèmes que nous lisons est bien d'abord celui qui aime les bois d'une passion sans mesure ni raison ; et on a vu que l'immersion absolue dans l'espace de la forêt pouvait développer chez lui une capacité de perception hallucinée propre à faire basculer dans l'ordre de la démence. Accès parfois à une sorte de rêverie supernaturaliste, selon les mots de Nerval[4] ; effacement des frontières réglé par une sorte d'épanchement du songe dans la vie réelle[5] ou plutôt peut-être de débordement du songe né d'une plongée dans l'épaisseur du monde sensible.
Dans le temps de la marche, qui reste le geste premier du poète (« J'ai erré longtemps, je cherchais des lieux silencieux »), s'opère ici une focalisation dominante sur les moments de halte, sur les heures surtout, semble-t-il, de contemplation nocturne. À deux reprises, en des points de la section qui peuvent apparaître comme des points d'articulation au sein d'une disposition concertée, se trouve soulignée la position du rêveur-contemplateur :
« […] perché sur un arbre et balancé sur ses hautes ramures telle une nef sur une mer végétale… » (43)
et, quelques pages plus loin :
« J'habite au creux d'une fourche à trois branches, un nid dans un haut de ciel, avec un nuage au-dessus et des nuages en-dessous ». (50)
formulation qui implique une durée excédant, on le voit, la durée d'un bivouac. La parole devient celle d'un habitant du ciel, comme le confirment les versets qui suivent :
« Dans le miroir des jours, dans le balancement calme des vents qui passent, je veille sur le songe des âmes noduleuses.
Je conçois de vastes patiences suspendues à bout de tige en chapelets de fruits lourdement mûris.
À l'éclosion des saveurs lentes, je médite un ennui comme une langue de résine aux sucres aigres. Et le temps mâche l'amertume en toute chose. » (50)
Indication touchant à la position du rêveur donc et précision sur ce qui, dans l'atmosphère aqueuse de la forêt, constitue comme un instrument optique singulier. Le regard, placé comme à l'intérieur du monde et devenu véritablement un regard du dedans, s'ouvre, dans un étrange jeu de miroir, à une vision révélatrice : celle d'une pulsation d'eau et de lumière qui serait comme le cœur oculaire et rythmique du monde, la source de toute vie :
« Je regarde le ciel à travers une fissure d'eau. Quand l'air devient lourd, il se distend et se rétracte au rythme d'un goutte-à-goutte. Lent clignement de l'œil solaire. » (44)
La scansion des « j'ai vu », qui affleurait déjà dans les poèmes antérieurs, s'affirme dès lors, nourrie par d'autres parfaits (« j'ai guetté » ; « j'ai écouté » ; « j'ai connu »…) et certains présents (« je sais » ; « je devine » ; « je conçois »…), avec la force des anaphores triomphantes du Bateau Ivre déroulant l'inventaire d'une voyance inédite.
Vision élargie à toutes les dimensions du temps ; ainsi dans ces versets :
« J'ai puisé dans une vasque innommée la grande inflexion des premiers jours. » (48)
« J'ai pu garder, dans l'entrave de mes songes, l'odeur des premières forêts, ces galeries d'alcôves tamisées de sueurs vertes – un nid dans l'étole des menthes, un sommeil long dans le cristal des feuilles. » (50)
et, sous la forme parfois de l'infinitif qui porte l'expression du rêve et du désir :
« S'abreuver aux pins de saignée, atteindre cette chaleur lancinante et amère de toutes les durées abolies… » (52)
ou encore, dans cette séquence analogique née d'une rêverie sur ce qui est perçu comme un signe d'écriture tracé sur certains troncs :
« Comme ces traits d'horizon apposés sur le front des arbres, une cicatrice dans les douleurs de la croissance et la verticalité des saisons closes. » (58)
Vision tournée aussi vers l'avenir, comme on le voit dans ce développement qui s'accélère de verset en verset et qui s'abrège au long de ses phrases nominales jusqu'à l'énoncé conclusif secoué par une vigueur où passe quelque chose de la frappe rimbaldienne ; clôture dont le travail de concentration mime l'accumulation et donne à sentir l'élan des forces qui couvent dans la fantasmagorie de la pierre :
« Aux nuits lunaires certaines pierres perdent leur opacité, je devine des formes à venir, épures humaines patientant l'étreinte du vent.
Rois à la tête crénelée d'ajonc, mains et tibias ajustés dans la chair minérale étroite.
La marche larvée dans la roche gravide.
Le mouvement à naître. » (47)
Chacun peut constater, dans ce qui n'est qu'une brève esquisse de l'inventaire visionnaire déroulé par le poète, la richesse singulière des notations synesthésiques ; ce que les facilités ou la pauvreté de l'instrument lexical dont il dispose amènent l'analyste à placer sous le signe du « voir » implique en réalité un éveil constant de tous les sens. Qu'on pardonne à cette étude – inévitablement trop rapide – de ne faire que signaler, sans tenter de l'explorer, l'inépuisable jeu des correspondances auquel ouvrent tant de versets avant de centrer son attention sur ce qui touche avec insistance au sens de l'écoute dans ses liens avec la parole.
Écoute du monde et du chant
Entrer dans une forêt, c'est pénétrer, se dit-on volontiers, dans l'espace du silence. C'est s'éloigner en effet de ce que nous éprouvons comme le contraire du silence, comme l'obstacle au silence, c'est s'éloigner de cette rumeur incessante, toujours grossissante, toujours plus envahissante, qui fait le fond de notre vie d'hommes « modernes ».
Comment, dès lors, comprendre cette proclamation qui ouvre un des premiers poèmes de la troisième section :
« J'ai erré longtemps, je cherchais des lieux silencieux,
Il n'en existe pas. » (46)
comment la comprendre, quand on songe notamment à cet autre passage du même recueil ?
« Une forêt noire que rien ne saurait enfreindre, qui ne se connaît de clairière ni de ruisseau, où le sol module une déciduale comme l'onde d'un serpent pétri de sable.
Et le silence, le vent…
Une forêt dans l'obscur de tous les songes, qui ne se connaît de patience que l'onde d'un corps luisant sous la buée d'un mot rare. » (55)
On est ici face à un poème dont les notations conduisent aussi loin qu'il est possible en direction d'une sorte de « néant du voir » (premier verset), associé à l'effacement de toute réalité auditive (second verset), dont la forêt serait le lieu. Mais ce poème, à l'instant même, où il pose l'idée de ce double « néant », suppose la possibilité d'une écoute, invite à une écoute dont il dit l'éveil maintenu. Il y a « le silence »… et « le vent », complice du silence, un vent qui emplit le silence, mais qui n'est déjà plus le silence. « Vent », « silence » : assonance, consonance, porteuse d'un sens qui pointe une illusion des sens… Et c'est un autre écho qui revient dans la mémoire auditive du lecteur ; une écoute affinée le ramène aux notes ténues du verset précédent, où glissait déjà, à travers une ligne de syllabes inédite (« où le sol module une déciduale comme l'onde d'un serpent »), une musique indécidable réglée sur celle que pouvait seule déceler dans le sol du sous-bois l'hyperesthésie d'un aveugle – celle sans doute qu'a développée en lui le fou des bois dans la nuit absolue qui l'environne. Et c'est, entre les moments du texte où se donnent à lire, comme en un palimpseste, les signes d'une écriture tracés à différents niveaux dans l'épaisseur sonore du silence, une chaîne d'échos qui se lève… Effet miroir du poème dont le tissu verbal parvient à mimer « la texture du songe » (52), elle-même formée à la semblance du tissu sensible et végétal de la forêt.
Écriture d'initié. Parole initiatrice et proprement initiatique que celle qui passe dans les versets que nous lisons de poème en poème.
Suivons, à partir d'un choix arbitraire, et inévitablement fragmentaire, pour une saisie fatalement assez pauvre, un des parcours offerts à la mémoire auditive du lecteur. Partons d'une première notation comme celle-ci, que pourrait prendre en charge la poésie la moins éloignée du réel immédiatement saisissable et qui serait le point d'amorce du tracé sonore et sémantique dont venons d'apercevoir un point d'affleurement dans le poème suivant : (« où le sol module une déciduale comme l'onde d'un serpent ») :
« J'ai senti l'ondulation d'un vol très bas, ce bruit d'ailes qui frôle l'épaisseur calme… » (54)
Et, dans ce même poème :
« Et ce son de grillon qui ronge l'obscurité, dans l'immensité d'un ciel de chute… » (54)
verset d'ouverture, auquel fait écho ce verset de clôture
« J'ai senti le ciel, ce bruit de paupière qui cligne et qui guette comme un son de grillon rongeant l'obscurité. »
où le chant de l'insecte est pris dans un jeu de métaphorisation dont les différents niveaux ne font que creuser l'épaisseur de la nuit cosmique. Inscription dans le tissu des mots d'une texture sonore inaccessible à l'ouïe ; une texture, il faudrait dire, sonore et lumineuse, mais faite aussi pour les papilles et le toucher ; et nous avons cette image où la réussite poétique touche à son comble :
« La lune est comme un feu de fruit blanc dans le mûrissement du monde, elle grésille sur l'œil et dévore la pulpe de la langue » (54)
image à laquelle le poète a déjà préparé son lecteur :
« Je sais des soleils fragmentés, grésillant sur les feuilles… » (45)
attentif qu'il est, comme le poète d'Éloges[6] et d'Anabase[7], à la qualité sonore de la lumière :
« Et ce vol des abeilles comme un épais grésillement de la chaleur… » (52)
Initié par tout un réseau d'échos sonores, d'équivalences thématiques, d'associations sémantiques, de glissements lexicaux et métaphoriques, qu'on ne fait ici qu'effleurer, le lecteur n'est pas surpris par l'audace d'une notation comme celle qui suit. Montée accentuelle qui culmine sur le verbe, coloration vocalique uniforme : on atteint à des effets analogues, peut-être, à ceux qu'imposent les coloris et le dessin hallucinés de Munch :
« Et la lune hurle – il existe des mots de magie immédiate… » (53)
Le tiret vient-il ici seulement souligner une rupture entre deux niveaux du discours ou joue-t-il aussi le rôle d'un trait d'union ? Ce qui reprendrait, dans ce poème, dès l'énoncé initial, ce serait un inventaire du langage du monde, amorcé plus haut dans le recueil et poursuivi dans les versets suivants :
« Le ciel passe, grondement de grume, comme le froissement rauque des pieds contre les pierres qui s'écorchent.
Les arbres ont marché…
Ils diront ces chants en suspens […]
Quand le sol lourd gronde d'un sommeil de crânes et de bois blancs, puis se retourne sous le soc indolent d'un songe… » (53)
Du lexique du bruit, à celui de la voix, de la parole, de la musique et du chant, on observe un glissement constant dans le recueil, jusqu'au moment où, dans les tout derniers poèmes, triomphe le thème de la profération et de l'écriture :
« Qui a pu chercher parfois ce qu'un mot au bord d'une lèvre peut donner… Comme un lent serment qui se vrille sur une apostasie de vin et d'euphorbe.
Comme une saillie labiale, brève, au bord de l'ineffable.
Un mot d'ambre… » (56)
Puis, dans un discours qui situe l'avènement du chant – avec ce qu'il comporte encore peut-être d'inaccompli - comme couronnant la série des conquêtes du héros :
« J'ai bu l'eau de l'écriture, amorphie de la plainte […]
J'ai lu la stèle aux incantations mordues par les mousses, oubliées dans l'aspérité des vents et des pluies.
J'ai rêvé, peut-être rêvai-je encore d'un verbe végétal… » (58)
De son immersion dans la forêt, le poète ramène un verbe revitalisé. On ne peut saisir qu'ici ou là des traces du cheminement secret de la sève qui règle le déploiement organique du vers, du verset, du poème. Essaimage du son et du sens, jeu de scissiparité cellulaire à partir de quelques unités phoniques mères, sous les espèces vocaliques ou consonantiques de l'assonance et de l'allitération : ainsi se forme dans ce recueil le tissu du poème où prend corps et substance, on l'a dit, « la texture du songe ».
De grands intercesseurs ?
Il y a, bien sûr, dans une écriture à ce point souveraine, une culture très large, mais aussi, je le crois, l'oubli de cette culture. Chaque poète, on le sait, qu'il en ait lui-même conscience ou non, est l'héritier des poètes qui l'ont précédé ; et, quand il commence à écrire, il met ses pas dans d'autres pas, ceux des poètes qu'il a lus et relus. Mais s'il s'agit d'un vrai poète, sans jamais renier ceux qui demeurent pour lui de véritables intercesseurs, il sait très vite, à partir des chemins balisés, ouvrir des voies nouvelles. On a rencontré dans cette étude les noms de Dante, de Shakespeare, de Baudelaire, de Rimbaud et de Saint-John Perse, auxquels on aurait pu ajouter au moins celui d'Apollinaire (voir la couleur funèbre des rêveries récurrentes ici sur les mouvements de l'ombre au sol), des noms appelés par le recours à certains traits d'écriture, l'apparition de quelques thèmes, l'inspiration de la vision.
À propos des échos dont il a été noté qu'il renvoyait dans la mémoire du lecteur à des poèmes de Rimbaud ou de Saint-John Perse, il serait important, avant de clore cette lecture, de souligner la pleine appropriation des traits d'écriture relevés à cette occasion, en précisant que ces traits d'écriture sont toujours mis au service de l'expression d'une vision qui, pour présenter quelques analogies avec la vision dessinée par l'un ou l'autre de ses grands devanciers, n'en demeure pas moins, chez Marc Nagels, une vision d'une originalité totale et d'une parfaite authenticité.
Évoquant la traversée, non pas d'un désert, comme c'est le cas dans l'œuvre persienne, mais d'une forêt, Sauvages peut faire penser à Anabase par l'allure épique qui se donne à sentir dans les premiers poèmes, par une hauteur de ton inhabituelle au sein de la poésie contemporaine, par le recours à ce qu'on a envie de nommer le verset – un verset le plus souvent fondé sur la combinaison de nombres syllabiques réguliers (6 / 8 / 10 / 12) -, comme par la pratique d'une écriture de brisure et d'éclats, par les chocs de la surprise, le silence des ellipses ou les jeux de la parataxe ; ou encore par des tours de l'expression qui ne sauraient relever d'une imitation concertée, mais qui résultent soit d'une très longue imprégnation, soit d'une parenté profonde dans le « tempérament poétique » ; ainsi, parmi d'autres, dans les quelques fragments suivants :
« Je connais cet oiseau, le tape-tronc ou piqueur de bois. Il vit dans la saccade de son vol et de son rire.
Il vit dans la trappe des songes ou dans le crâne d'un cerf. » (26)
« […] la terre est blanche sous l'euphorbe
[…] la terre exsangue sous l'arbre sec. » (33)
« L'Arbre blanc a engendré des nuits sanglantes avivées par le sel. » (34)
« […] un songe qui prolifère comme un pollen… » (36)
« Cette poussière mêlée d'argent dans l'air trouble d'octobre. » (37)
« L'arbre au balancement de tous les songes veille sur un sommeil vert. » (45)
« […] je médite un ennui comme une langue de résine… » (50)
Perfection formelle et jeu, tout à fait persien sous cette forme, de l'abstrait référé au concret, un concret lui-même subtilement étagé à partir d'un jeu d'analogies riche de suggestions.
Et enfin cette image faite pour saisir, à l'échelle du temps géologique, l'instant d'une naissance sismique :
« Dans le sursaut croissant des siècles, le claquement brutal d'une spirale d'écailles. » 57
Il y aurait à noter aussi le recours à un lexique savant et le goût du mot rare (un emploi toujours guidé par le souci de la précision et la justesse du savoir, en prise sur l'expérience, imposé par la vérité de l'impression) ; il y aurait encore à rappeler la référence à certaines pratiques archaïques, celle notamment de la parole vaticinante (« Je veux trouver dans l'écholalie des prophètes… » - 51).
Il y aurait enfin les jeux infinis de l'équation réversible (mer= amante ; mer=poème) déroulés dans Amers, mais l'évocation de ces jeux nous ramènerait tout autant à Rimbaud. Au poème « Sensation » :
« Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers,
[…] l'amour infini me montera dans l'âme.
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, - heureux comme avec une femme. »
Le « comme » final ici pourrait éclairer l'ambiguïté du rapport amoureux-érotique dont la forêt est le lieu dans Sauvages ; éclairage accru peut-être par ce passage de « Vies » (Illuminations), où la fusion femme-nature relève d'une formulation qui ignore, cette fois, toute modalisation :
« […] Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. »
Et ce sont les jeux de la double équation forêt=mer et mer-forêt=poème, qui ramènent au Bateau ivre[8]. Nous avons évoqué la seconde de ces équations en étudiant le thème de la parole du monde dans Sauvages. Rappelons que la première assimilation est posée dès le seuil du recueil et que c'est peut-être elle qui engage de la façon la plus décisive le jeu rimbaldien des anaphores déjà souligné :
« Nous avons connu l'entrave des écorces sur le fiel des mers,
Et le remuement des fleurs de l'ombre.
La forêt agite le thalle de ses vagues comme un soupir, un frisson de lassitude » (9)
Notons pour finir que si l'image de la navigation ouvre la série des poèmes, c'est elle aussi qui la ferme, mais dans une tonalité propre à attester la pleine autonomie de la vision ici dessinée par rapport au « modèle » rimbaldien :
« Mes yeux lents tournent en leurs bulles
sous les luisances du firmament,
Et la lune croît et se rétracte
dans sa cupule d'écorce douce.
La barque glisse sur l'épaisseur des eaux pâles,
ensorcelées, sous la lumière minérale du ciel. » (59)
Malgré les connotations funèbres de l'image de la barque nocturne, malgré la menace des « eaux pâles », sérénité stellaire de la vision qui vient clore le recueil sur un accord et le point d'orgue d'un instant suspendu.
Nocciolo d'oliva
« Lire les Saintes Écritures », confie Erri De Luca[9], commentant sa propre lecture quotidienne du texte biblique en hébreu, « c'est obéir à la priorité d'une écoute. J'inaugure mes réveils par une poignée de vers, et le cours de la journée prend ainsi son fil initiateur. Je peux ensuite déraper au fil des vétilles de mes occupations. En attendant, j'ai retenu pour moi un acompte de mots durs, un noyau d'olive à retourner dans ma bouche. »
Le recueil de Marc Nagels est riche de ces groupements de mots – vers ou versets – dont la solidité est à l'épreuve de l'usure et du temps et qu'on a plaisir à retrouver en soi toujours intacts. « Noyaux d'olives » qui gardent de la soif ou viennent l'étancher ; c'est le don des plus beaux poèmes, prêts à remonter en nous dès que nous marchons dans les rues de la ville, les allées d'un jardin, quand nous prenons les chemins de la forêt… Fragments parfois erratiques autour desquels cristallisent selon des caprices de hasard les impressions de l'instant… Et quelque chose en nous se fait murmure… et ce murmure devient poème sur les lèvres du vent.
Le poète, on le sait, est « celui qui inspire… »
Yves Fravalo
[1] Voir Marc Nagels, Yvon Boëlle, Hervé Glot, Arbres et forêts de Bretagne, Éditions Ouest-France, oct. 2020 (réédition à la rentrée 2021).
[2] Ibid., p. 10.
[3] Sauvages, p. 5.
[4] Gérard de Nerval, « À Alexandre Dumas », in Les Filles du feu, O.C. Gallimard, III, 1993, p. 458.
[5] Ibid., p. 699.
[6] « Et puis ces mouches […] qui étaient comme si la lumière eût chanté. » Saint-John Perse, O.C., Gallimard, 1972, p. 24.
[7] « […] les essaims du silence aux ruches de lumière », ibid., p. 105.
[8] « Et dès lors, le me suis baigné dans le Poème / De la mer… », v. 21-22.
[9] Erri De Luca, Noyau d'olive, traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, 2014, p. 43. Édition originale : Nocciolo d'oliva, Edizioni Messagero, Padova, 2010, p. 41.